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Traduction

Un autre type d'assistance (indirecte) à la génération qui, cette fois, implique deux langues distinctes, concerne précisément la traduction d'un texte, depuis une langue source vers une langue cible6.13. Il doit être évident que nous ne prétendons pas proposer une solution d'une question qui se pose ailleurs et autrement, mais une direction d'affinement complémentaire de méthodes et techniques déjà existantes (de manière plus ou moins nomadique...). La traduction dépasse sans doute le cadre interprétatif de ce travail tout en lui étant étroitement liée (cf. à propos, l'analyse faite dans [59]). Nous voulons ici simplement montrer comment la SII rejoint, en quelque sorte, les principes de traduction littéraire présentés par M. Riffaterre dans [68], et comment elle pourrait proposer un cadre d'assistance informatique dans ce cadre.

Notre propre interprétation de l'idée centrale de M. Riffaterre est la suivante : si la littérature a la particularité de faire référence à la textualité même, c.-à-d. un espace sémiotique clos qui intègre les relations entre le texte et l'intertexte, alors une traduction littéraire doit essayer de re-créer ces relations dans le texte traduit. Un texte traduit présuppose le texte source, un auteur, son style, un genre, un intertexte, etc. 6.14 Une << traduction littéraire réussie >> doit donc trouver des équivalences pour ces présuppositions.

C'est à ce niveau que la SII peut révéler son pouvoir d'assistance. En imaginant que le système informatique fondé sur la SII est utilisé par des lecteurs dans les deux langues, le traducteur peut comparer les CS (et ICS) du texte source établies dans les corpus de la langue source avec les classes sémantiques correspondantes du texte cible qu'il est en train de produire. L'idéal (certes synchronique et selon toujours M.Riffaterre) d'une traduction littéraire serait, donc, d'arriver à une mise en correspondance entre, d'une part, les structures sémantiques textuelles et intertextuelles établies dans les différentes anagnoses comprenant le texte source, et, d'autre part les structures sémantiques établies dans les différentes anagnoses comprenant le texte traduit.

Bien sûr, une telle mise en correspondance dépend des analyses du texte source et du texte traduit qui sont prises en compte. Autrement dit il faut bien choisir les univers textuels (c.-à-d. les anagnoses) sources et cibles. On peut choisir des univers plus ou moins standards. Les critiques littéraires sont généralement basées sur des corpus plus ou moins bien délimités. Assurément, il existe des univers textuels dans la langue source qui n'ont pas d'équivalent dans la langue cible et inversement (les écoles d'écrivains en sont un exemple). Le traducteur doit toujours effectuer un choix, selon ses objectifs de traduction. La nécessité du choix est non seulement légitime mais aussi indépassable dans ce contexte : une traduction correspond toujours à un choix, dans la mesure où elle correspond, avant, au choix d'une culture.

Ce qui est plus important, c'est, une fois le choix des objectifs effectué par le traducteur, de proposer une assistance non seulement pour que ce dernier puisse comparer les structures sémiques mais aussi pour cette tâche difficile qui concerne la modification du texte traduit pour arriver à une correspondance entre les structures sémantiques. Très souvent les fragments de la matière textuelle sont porteurs de relations sémantiques qui ne peuvent pas être mis en correspondance entre différentes langues. La réponse de Riffaterre est la surdétermination, effectuée souvent à l'aide d'une paraphrase qui << conduit >> le lecteur à une interprétation plutôt qu'une autre ; une paraphrase qui peut même aller jusqu'à complètement inventer une image qui n'existe pas dans le texte original, comme celle d'un village dans la traduction de :

(...)
Dessus les vignes de chez nous.
par :
(...)
upon our village's vineyards.
selon M. Riffaterre, [68] (le poème est Présence des Automnes de Maurice Fombeure).

À l'aide du modèle statique de la SII, une application peut effectivement rechercher les lexicalisations (et les relations, par exemple d'un ordre tactique, entre lexicalisations) qui expriment une structure sémantique dans un univers considéré6.15. C'est la deuxième facette de l'assistance dans le cadre de cette perspective applicative.

Idéalement, les CS et ICS du texte source dans l'univers source doivent être isomorphes aux CS et ICS dans le texte et l'univers cible. Mais il s'agit là plutôt d'une exception. En réalité, le traducteur doit juger quand la correspondance doit-elle être considérée comme suffisamment profonde et la traduction satisfaisante.

On le sait (et même depuis longtemps) : il n'y a pas de traduction universelle ni de traduction éternelle -- même pas de la Bible ! Toute traduction repose toujours sur des principes par essence anthropocentriques [59], [68].

Multimodalité  

Pour finir avec les champs applicatifs nous mentionnons brièvement une possibilité qui, à premier abord, peut étonner. Il s'agit d'une proposition d'assistance à la compréhension de documents qui ne contiennent pas seulement du texte écrit, c.-à-d. de documents multimédia, comprenant par exemple du texte, de l'image, du son, ou de différentes combinaisons de ces modalités. L'idée est d'utiliser un niveau symbolique intermédiaire entre les CS et les entités textuelles. De cette manière le matériau sémique (les RE et ensuite les SST et les CS) peut caractériser une entité positionnée mais pas forcément textuelle. Nous avions déjà pensé à une telle extension lors de la mise en place de notre modèle. En effet ce niveau est déjà implanté dans le modèle statique de l'application à l'aide de la notion d'entité positionnée générique (cf. la classe DB_EntSignifiant, dans 4). Pour le moment elle a des liens vers des entités textuelles (lexie, texte, etc.), mais dans le cas d'un environnement multimodal, elle peut être liée à des parties d'images, de morceau de son etc. Une RE (et donc une CS) aurait comme éléments effectifs des entités symboliques pouvant être issus de toutes les modalités sémiotiques en vigueur dans le document.

En d'autres termes nous proposons d'assister la compréhension de documents qui dépassent la textualité, en se basant sur des attributions sémiques effectuées sur des entités positionnées qui dépassent à leur tour la textualité ; une textualité qui a soutenu toute notre approche vers la SII.

Ce dépassement de notre hypothèse de travail sur l'<< autonomie sémantique >> d'un quasi-monde textuel peut sembler théoriquement incompatible avec la SII. Cependant, nous pouvons étendre cette hypothèse en postulant l'autonomie sémantique d'un quasi-monde symbolique, entendu, dans les conditions de notre approche, comme un monde qui peut comprendre tout ce qui est représentable de manière uniforme sur un support électronique. Ce que nous proposons c'est de continuer à faire les mêmes hypothèses sur le positionnement intertextuel, en remplaçant le textuel par le symbolique, << écrit >> sur un support informatique. De cette manière, il n'y a pas de référence externe, au sens de F. Rastier, [57, p.250] : les << choses >> sont à l'intérieur du support, le quasi-monde symbolique reste toujours clos. L'interprétation est effectuée en combinant cette matière symbolique, les entités symboliques sont situées de la même manière dans des entités symboliques plus larges, objet et contexte sont représentables sur le même support. L'utilisateur est toujours créateur du sens, seulement, maintenant, la matière à organiser est plus largement une matière symbolique.

Passer d'une sémiotique textuelle à une sémiotique du symbolique (au sens de ce qui est informatiquement représentable) obéit, donc, à nos principes de positionnement et d'interprétation au sein d'un << univers >> clos.

Si nous postulons un univers symbolique textuel nous faisons de la << textualisation >> de documents multimodaux6.16. Comme il est noté par L. Jenny sur une perspective relative : << Dès lors, parler l'image, c'est la constituer >>, [39, p.272], le sens de l'image se déplace vers la textualisation qu'on en fait.

Si, au contraire, nous postulons un univers symbolique multimodal, il faut établir un modèle sémiotique adéquat6.17. Nous arrêtons là. Car le pas est grand et le danger présent. En effet sous le poids d'une généricité sémiotique d'une telle envergure, on risque de finir avec une assistance à l'interprétation restreinte à une simple édition.

Nous voulons, à ce point, mentionner le logiciel commercial (ATLAS.ti, [2]) qui propose un cadre d'assistance à l'<< herméneutique >> de documents comportant du texte, des graphismes et de données audio. Derrière la volonté de traiter de manière uniforme ces différentes modalités, il vise, dans l'ordre, les opérations suivantes :

Son grand avantage est qu'il propose un éditeur uniforme de diverses sémiotiques. Cependant, en tant qu'outil générique et inter-sémiotique, il n'offre finalement pas de cadre d'assistance << sémantique >> à l'utilisateur. La propriété circulaire de la textualité, qui permet à la SII la transformation d'une lexie en trait sémantique et l'inverse, ne peut pas être utilisée dans ce cadre multimodal, et bien sûr l'intégration (propre à la SII) de l'interprétant intertextuel au sein du résultat d'une interprétation n'est pas présent dans ATLAS.ti.

En somme, il n'existe pas de méthodologie interprétative pour contraindre les attributions << sémantiques >> et cette liberté laissée à l'utilisateur limite le pouvoir suggestif et organisateur à des opérations d'assistance à l'édition symbolique multimodale.

Précisément, étant conscients de la difficulté majeure de gérer de manière uniforme les différentes sémiotiques pour offrir un cadre d'assistance à l'interprétation, similaire à celui de la SII, nous avons laissé cette perspective pour la fin. Les documents multimédia traversent le réseau internet tous les jours par milliards. Si on arrive actuellement à plus ou moins bien gérer la forme symbolique du contenu multimodal de ces documents, il nous faudra encore du temps avant de pouvoir gérer de manière uniforme leur contenu sémantique.


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Theodore Thlivitis, 1998