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Texte et intertexte

En observant le comportement sémantique des entités appartenant au niveau du texte nous pouvons remarquer des analogies avec les niveaux inférieurs (mots, phrases, etc. que nous avons résumés sous le nom d'intratexte).

Nous avons déjà souscrit à l'idée que l'interprétation d'une phrase ne saurait pas se fonder seulement sur le sens de ses constituants (mots, expressions, etc.) ; le lecteur peut interpréter << pleinement3.11 >> la phrase seulement lorsqu'il lit un texte qui la contient. Si on admet que la phrase a une signification hors contexte, donnée principalement par les significations de ses constituants (et peut-être par quelques utilisations standards de la phrase), son interprétation se base sur son sens donné par la triple détermination provenant de ses constituants, des autres phrases plus ou moins voisines et du texte dans lequel elle est située.

De même pour un texte entier. Si l'auteur réutilise ou modifie le sens des mots ou des phrases en les situant dans un texte, il le fait, aussi, en réfléchissant relativement à l'insertion du texte entier dans une << culture >> textuelle. La production du texte fait partie d'une pratique de communication, il se ressemble, fait allusion, réutilise ou modifie le sens d'autres intratextes appartenant à la même pratique, voire à d'autres pratiques. Le texte, en tant que résultat final, obtient un rôle dans une société de textes déjà établie.

Et l'auteur le sait -- du moins il ne peut pas l'ignorer.

Le lecteur aussi, d'ailleurs. Il ne va pas lire de la même manière des textes relevant de différentes pratiques de communication. On s'intéresse rarement aux tournures poétiques d'un texte scientifique ; on cherche difficilement la dialectique (au sens de [57]) d'un texte surréaliste. D'autre part, selon son point de vue et sa compétence interprétative, le lecteur situe le texte dans une société textuelle qui détermine la lecture qu'il fait de l'intra de ce texte. Homère sera lu différemment par un sociologue essayant d'établir les structures sociales de l'époque, par un archéologue qui veut relever des éléments relativement à l'emplacement physique d'une île mentionnée dans le texte, ou par un philologue intéressé aux structures thématiques3.12. Le sens des mots et des expressions d'un texte vient d'une réutilisation ou d'une modification des sens qui préexistent dans la société de textes où on le situe. Ces relations entre textes se situent précisément au niveau intertextuel. Là, les entités concernées sont soit les textes entiers soit leurs intratextes.

Le lecteur peut même aller encore plus loin. En supposant qu'un texte (imaginons un texte littéraire ancien) a déjà été analysé et que ses interprétations sont plus ou moins stabilisées, il peut essayer une nouvelle interprétation sous la lumière de nouveaux éléments. Imaginons qu'il a découvert un texte inédit qui illumine3.13 un aspect nouveau du texte initial. Son sens dans la nouvelle << société >> de textes ainsi créée est modifié.

Ce dernier signifierait-il que les analyses déjà effectuées sont invalides ? La réponse est bien sûr négative. Leur interprétation concerne simplement une autre société de textes.

D'autre part, le même texte dans un intertexte complètement différent, par exemple de politique contemporaine, risque de prendre un sens certainement différent de ce que l'auteur voulait vraisemblablement dire3.14 mais tout à fait acceptable si la nouvelle interprétation est déclarée située dans un intertexte adéquat, e.g. de politique contemporaine.

Bref, à l'image d'un mot ou d'une phrase, le sens (stabilisé ou non) d'un texte entier peut être réutilisé ou modifié en le situant dans une entité englobante, l'intertexte (mieux même, l'anagnose), qui constitue la << projection >> textuelle d'un objectif d'interprétation et d'une pratique. L'entité englobante constitue un << texte >> (e.g. commentaire intertextuel) au sein duquel la compréhension du texte doit être cohérente. De cette façon, de multiples interprétations du même texte sont possibles mais selon différentes << intertextualisations >>.

Il est actuellement temps d'essayer de préciser le sens du terme << intertexte >>.

  Nous utilisons le terme << intertexte >> pour parler d'un ensemble de textes qui entretiennent des relations sémantiques. Cette formulation n'est ni précise ni originale. Déjà dans [1] nous trouvons une définition de l'intertexte comme << l'ensemble des textes entre lesquels fonctionnent les relations d'intertextualité >>, qui sont pour la plupart des relations de << transformation du contenu >> entre textes. Un grand ensemble de définitions3.15, ont fait de ce terme une propriété d'un texte, d'un ensemble de textes ou de la littéralité-même, une propriété plutôt prescrite par l'auteur ou plutôt découverte par le lecteur, une entité plutôt textuelle ou plutôt sémantique, etc.

Pour revenir à notre usage de ce terme, nous remarquons qu'il n'est point précisé si l'ensemble de textes est structuré ou non ; si les relations sémantiques sont générées par l'auteur ou par le lecteur ; si l'intertexte est une caractéristique d'un texte ou s'il caractérise simplement l'ensemble de ses textes ; si, enfin, les relations sémantiques sont intégrées dans l'intertexte ou si elles ne le sont pas.

Précisons donc l'affirmation très vague du paragraphe précédent, afin d'éviter les ambiguïtés, à l'aide d'un nouvel ensemble d'affirmations d'ordre intuitif. Pour la plupart elles seront reprises dans le formalisme pour en constituer des contraintes :

Selon les précisions précédentes, deux possibilités sont désormais envisageables : le lecteur peut créer un intertexte (donc une anagnose) pour chaque objectif d'interprétation, ou bien il peut opter pour un intertexte complexe et structuré selon plusieurs interprétations généralement incompatibles.

La première possibilité a l'inconvénient de la prolifération des intertextes, même pour des analyses qui sont << proches >>. La deuxième a l'inconvénient de la complexité en termes de structures sémantiques nécessaires pour capter les rapprochements et incompatibilités entre différentes interprétations. Mais les deux possibilités sont tant pratiquement que théoriquement légitimes.

Nous tenterons ainsi de proposer une solution intermédiaire, avec une structure sémantique claire mais non triviale, correspondant bien à un objectif d'interprétation complet, que ce soit dans le cadre d'une critique littéraire, d'un article commentant un auteur, ou d'un paradigme d'analyse textuelle pour une utilisation universitaire.


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Theodore Thlivitis, 1998