À la complexité inhérente au contenu vaste et vague des termes contexte ou situation doit s'ajouter une utilisation très rarement uniforme dans la bibliographie pour en faire le sujet d'éternelles discussions qui n'ont fait jusqu'à ce moment que relever l'aporie de leur modélisation.
Pour préciser la signification de ce terme en vue d'une utilisation moins ambiguë -- et non pas pour arriver à une définition, théoriquement impossible, à notre sens -- nous parlons de contexte linguistique (comprenant notamment les systèmes de normes textuelles qui relèvent de la langue fonctionnelle, de la pratique sociale, et de la compétence idiolectale de l'émetteur) et de contexte non linguistique (ou pragmatique) qui comprend notamment les phénomènes sémiotiques associés au texte, la situation de communication et les connaissances encyclopédiques (sur l'auteur, le lecteur et la société). Pour simplicité, nous utilisons le terme entour pour parler du contexte non linguistique [57].
Il est incontestable que le rôle du contexte (linguistique et non linguistique) est fondamental lors d'une interprétation. La question qui a été toujours posée portait sur sa représentabilité et surtout les moyens de sa représentation. Nous faisons une hypothèse principale pour la suite de ce travail, inspirés en partie d'un constat empirique : dans les analyses de textes il est toujours possible d'exprimer à l'aide d'un texte (e.g. commentaire, critique littéraire, exposé pédagogique d'une analyse littéraire) toute sorte de connaissances utilisées pour l'analyse.
En généralisant ce constat nous renforçons l'hypothèse d'une sémantique textuelle. Nous considérons que
Cette hypothèse restreint l'espace de travail à un univers textuel plus ou moins étendu, mais laisse l'interprète libre de le constituer et de l'organiser selon ses propres objectifs. En d'autres termes, cette hypothèse ne supprime pas la nécessité d'un entour mais affirme la possibilité de l'internaliser dans un univers textuel. Autrement dit, notre hypothèse va dans le sens d'une récupération du concept de contexte dans le format textuel même. Il n'est plus besoin de chercher à formaliser le contexte dans la mesure où il prend la même forme que l'objet principal de notre approche, i.e. le texte. Nous renforçons ainsi le primat de la textualité en l'étendant -- grâce, précisément, à son caractère global -- à la globalité du contexte (cf. aussi 3.1.6).
Une telle hypothèse sur le contexte est, bien sûr, très forte. Certes, nous pouvons admettre qu'elle est fort contestable si on l'applique en général à la représentation de tout contexte. Un univers textuel n'est pas la panacée pour tous les types de connaissances. Un contexte visuel est par excellence mieux représentable à l'aide d'une ou plusieurs images que par un texte2.13. Il est bien sûr possible (par une transcription adéquate, un formalisme qui est de manière traditionnelle toujours écrit, etc.) de retrouver le texte, mais ceci n'est pas non plus notre objectif.
Cependant, nous faisons cette hypothèse de textualisation du contexte, seulement dans le cadre d'un système de compréhension de textes. Dans un tel cadre, elle est moins restrictive qu'elle n'apparaît. Il s'agit en réalité, du choix d'une herméneutique à l'intérieur de laquelle la référence vers des objets réels ou conceptuels donne sa place à la référence vers d'autres textes. Comme le note fort bien Paul Ricur :
Le lecteur se trouve donc constamment devant un univers de textes (un ou plusieurs corpus, e.g. les textes de Plotin, un plus grand ensemble de textes néoplatoniciens, les poèmes de Mallarmé, un choix parmi les textes qui parlent de héros, quelques textes actuels de satire politique,...). D'une certaine façon nous supposons que le lecteur peut représenter sur ce support (inter-)textuel, les traces des éléments non textuels qu'il utilise pendant son analyse ; du moins une partie de ces traces facilement réutilisable dans le système informatique, car cohérente avec la textualité des autres objets utilisés.
Ces remarques doivent être comprises comme guidant et guidées par une forme opératoire. En effet, techniquement, le << contexte >> d'une interprétation est construit à l'aide d'un mécanisme de mise en situation ou de positionnement au sein du matériau textuel. La lexie est située (dès le départ) dans un texte. Le texte est à son tour situé (à l'initiative du lecteur et selon ses objectifs) dans un intertexte (plus formellement dans une anagnose, cf. chapitre 4). Cette dernière dimension est située dans l'ensemble de la production interprétative du lecteur. Les éléments de chacun des différents niveaux textuels sont interprétés dans le contexte de l'entité textuelle de niveau supérieur. Quelques niveaux peuvent être supposés comme préexistants (la lexie, le texte), d'autres sont construits par le lecteur pendant son analyse (l'anagnose). Mais la matérialité de l'expression de l'objet d'étude (les parties textuelles) reste identique à celle du contexte, le tout appartenant à un univers textuel (cf. les remarques sur la relation entre << objet >> et << contexte >> dans 3.1.6).
Par exemple, dans cet univers textuel pourraient
facilement se placer quelques indices de genre relevant d'un niveau
sociolectal. Prenons le topos (cf. [57, p.63]) :
Mais ce topos appartient aussi au contexte sémantique d'un ensemble d'analyses, par exemple dans le cas des textes parlant d'amour. L'établissement des niveaux de textualité et des relations de positionnement entre eux nous permet d'associer ce topos (et en général, toute classe sémantique, cf. chap. 3) à tout un intertexte. Le topos prend donc pour cet intertexte un statut de norme.
L'exploration du sens prend place au sein de localités textuelles possédant leur propre contexte sémantique et héritant des contextes plus larges. Bien sûr la priorité est donnée aux classes sémantiques locales. Le topos sera examiné avant une relation sémique inhérente en langue. Car si, par exemple, dans un texte, l'on retrouve la lexie 'fleur' alors il vaudrait mieux examiner la présence éventuelle de ce topos que la relation inhérente qui situe 'fleur' dans la classe de 'plantes'.
De plus, si effectivement il s'agit d'une lexicalisation de ce topos, on peut commencer une recherche plus spécifique pour identifier d'autres structures sémantiques qui lui sont éventuellement associées. Par exemple, dans un texte A, le topos peut apparaître relativement à un amour présent mais fragile ; dans un autre texte, B, relativement à un amour perdu. Cette recherche peut finir, par exemple, par dévoiler une allusion implicite entre les deux textes. Ainsi, le << quasi-dialogue >> intertextuel découvert dans [85] entre un poème de 1915 de Anna Axmatova et deux poèmes de Pouchkine2.14, est exprimé dans le poème de Axmatova par la radicalisation d'un thème (topos) du premier poème de Pouchkine (la limite secrète de l'intimité personnelle) et l'inversement complet d'un thème du second (l'inaccessibilité même à travers l'amour ou l'amitié), [85, p.261]. Enfin elle peut toujours aider à établir la spécificité d'un texte par rapport aux autres textes de l'intertexte.
On le voit, l'intertextualité permet de capter les jeux sémantiques
(issus de toutes les composantes sémantiques dans
[57], cf. aussi 6.1) qui se jouent
à des niveaux qui peuvent dépasser les limites d'un texte, et de cette
manière permet d'accéder à une compréhension qui convoque mais aussi
tisse une sorte de sociabilité entre textes.
La suite de ce chapitre porte précisément sur la notion d'intertextualité, présentée jusqu'ici de façon intuitive, comme un moyen de << capter >> l'entour de manière textuelle. À travers un certain nombre de commentaires sur cette notion largement discutée, nous allons montrer l'usage que nous proposons d'en faire, en vue de son intégration dans un système d'assistance à la compréhension basé sur la Sémantique Interprétative intertextuellement étendue, la Sémantique Interprétative Intertextuelle, qui fera l'objet des chapitres suivants.